"Les régimes politiques rêvent d'assurer leur légitimité en assurant le bonheur, mais qu'ils soient de droite ou de gauche, totalitaires ou libéraux, tous ces régimes suscitent des sociétés mystifiées, et par conséquent soumises. La mystification devrait permettre, en théorie, d'obtenir la soumission, non pas au pouvoir mais à l'idée, cependant la bonne idéologie ne va jamais sans bonne police. Alors le pouvoir tâche de rattraper la contrainte par le bien-être. Cette situation et le décalage qui la fonde, a tout pour être tragique, elle n'est que caricaturale. Et d'autant plus que, sous tous les régimes, le bien-être est finalement l'issue vers laquelle se précipitent les mécontents, les opposants, les frustrés, les aliénés. On assiste alors à une démission générale dans l'abattement de laquelle chacun ne consomme que sa propre vie.
La consommation, bien que dévalorisée, reste la seule excuse, le seul alibi, d'un pouvoir dont l'apparence est désormais tout économique. La rivalité des systèmes politiques se mesure au succès de leur économie, le reste est fioritures. Tout est donc marchandise, y compris la vie des individus dans un troc généralisé qui mêle les produits, les mentalités, les corps. On ne s'est pas aperçu que la société industrielle, d'abord considérée comme inhumaine, a si bien envahi tous les domaines qu'il n'y a plus de différence entre la société et l'industrie : nous ne sommes plus des humains mais des industriels. De là cette bureaucratie envahissante, ces plaisirs à la chaîne, ces villes qui sont autant de camps de la mort - une mort douce, bien sûr, dont chacun est l'inconscient complice robotisé.
Il est curieux qu'au moment où le monde n'a jamais produit tant de richesses survienne un tel abattement. C'est que notre matérialisme est une abstraction (autrement dit un idéalisme déguisé) : au lieu de ramener enfin l'esprit à sa place, dans notre chair, et de tirer de cette incarnation une liberté basée sur une responsabilité nouvelle, il n'entraîne qu'une dissolution des valeurs anciennes et la résignation à la perte du sens."
"L'utopie vaut mieux que la science des morts-vivants, car elle maintient battante l'ouverture."
"...nous sommes des poissons sur le sable - sauf que nous le sommes sans douleur par ignorance de la mer, ou de l'espace infini."